« – Nom ?

– Landreau.

– Prénom ?

– Jacques.

– Âge ?

– Quarante-deux ans.

– Adresse du domicile? »

Jacques s’impatienta. Ses mains menottées au dossier de la chaise lui faisaient mal. Il sentait petit à petit le sang quitter ses veines. Il tenta de se mettre plus à l’aise. Peine perdue, l’acier des menottes mordait plus avidement ses poignets et cet interrogatoire, qui était somme toute une sacrée mascarade, le fatiguait fortement. Il ne comprenait pas pourquoi ce policier aux cheveux poivre et sel, tout raide dans son uniforme bleu marine, voulait absolument qu’il ait des remords et tentait de le piéger en inventant toutes sortes de questions visant à le déstabiliser. Oui, il avait bien tué sa femme de sang-froid. Non il n’avait pas été aidé par un complice. Oui il avait bien un permis de chasse pour utiliser l’arme du crime. Crime ? Peut-on parler de crime lorsque l’on cherche à préserver un objet de valeur ?

« -Monsieur Landreau, après avoir relu vos aveux, il y a deux points qui ne concordent pas. Vous étiez amoureux de cette femme et pourtant, vous lui avez tiré dessus. Expliquez-moi, quand on aime une personne en principe on ne la tue pas. »

Voilà le maquereau qui recommençait avec ses questions idiotes. D’ailleurs il n’avait pas voulu sa mort… pas au début en tout cas, l’enfant l’avait forcé.

Le policier se frotta les mains d’un air consterné :

« – Bien ! Vous choisissez de ne pas répondre, c’est comme vous voulez. Vous pouvez retourner dans votre cellule pour réfléchir encore à votre acte. »

Pendant que deux agents baraqués le relevaient, Jacques regarda le policier. Celui-ci épongeait de grosses gouttes de sueur coulant sur son front avec un mouchoir immaculé. Il se sentait puissant devant le policier assis ridiculement derrière son bureau, les yeux pleins de cernes avec cet air verdâtre que prennent au fil du temps les petits fonctionnaires nantis qui sortent rarement de leurs locaux. Oui, lui, Jacques Landreau, prenait conscience de la petitesse de la justice.

Pauvre type, pensa Pierre Brinet en relisant la déposition. Qu’est-ce qui, un jour, pousse un homme à commettre un crime  ? Il en avait vu passer des cas, mais des cas comme celui-ci jamais. Ce Jacques Landreau avait toujours eu un casier judiciaire vierge jusqu’à cette affaire pour le moins déroutante. Cet homme le fascinait car pas une fois, il n’était arrivé à le contredire. À aucun moment il ne s’était mis en colère, à aucun moment il n’avait manqué de bon sens. Durant l’entretien, il était resté impassible et lucide. Soit cet homme était un fou furieux très intelligent, soit, tout compte fait, il était un coupable victime de l’Amour. Sa femme, pensa-t-il, devait être bien belle pour lui avoir fait tourner la tête. Qu’importe, il irait enquêter sur elle dès le lendemain.

Dans l’obscurité de sa cellule, Jacques allongé sur le lit de camp scrutait le plafond. Une persienne placée juste au-dessus de sa tête lui permettait d’apercevoir le sombre ciel nuageux. Les étoiles n’étaient pas au rendez-vous. Cela le désolait puisque les astres de la nuit lui rappelaient les balades romantiques, dans le désert, à la tombée du jour, pas très loin de la Vallée des Rois, qu’il faisait avec Anna, une Allemande, lorsqu’ils travaillaient tous les deux en Égypte . Pourquoi n’était-il pas triste de l’avoir tuée ? se demanda-t-il soudain. « – Parce qu’il le devait» , se surprit-il à se répondre à lui-même à haute voix. Sa couverture le grattait, alors il changea de côté et tomba dans le sommeil comme on tombe dans un puit noir sans fond.

« – M. Landreau, les gardiens de la prison m’ont rapporté que cette nuit vous vous êtes amusé à dessiner sur les murs de votre cellule. »

Jacques ne répondit pas. Il ne se rappelait pas s’être levé de son lit.

« – Êtes-vous somnambule ? »

Non, en principe il ne l’était pas. Admettons qu’il le soit ; il n’y avait rien dans sa cellule, que ses vêtements, une table et un lit alors comment aurait-il pu dessiner sur les murs ?

« – Pouvez-vous me dire ce que représente vos petits dessins d’enfant de maternelle ? »

Ce n’étaient pas de simples « dessins » comme l’entendait le policier mais des hiéroglyphes.

« – Je répète ma question : qu’est-ce que cela signifie ? Vous moquez-vous de moi ? »

Jacques avait traduit ces hiéroglyphes mais ne voulait pas les traduire devant le policier. Voici le message que son interlocuteur ne croirait sûrement pas :

« Pour monter à bord de la barque du Dieu Soleil, je dois prendre la vie de deux hommes et de deux femmes symbolisant mes géniteurs, mon frère ainsi qu’une servante qui m’ont menés à la mort. Je pourrais rejoindre le royaume de l’au-delà. »

Quand ce deuxième interrogatoire prit fin, Pierre Brinet jeta de rage ses notes. Son enquête n’avançait à rien. Le criminel ne parlait toujours pas et la perquisition du logement par ses agents ne donnait pas grand-chose pour le moment, seulement un minuscule collier égyptien. De plus, ses recherches sur Mme Landreau et le couple Jacques-Anna avaient été vaines. Ils formaient une union parfaite tant dans leur travail d’archéologue que dans leur quotidien d’après les voisins et les amis. Alors pourquoi se demanda-t-il une énième fois, pourquoi ce type avait-il assassiné sa femme ? Il écartait désormais une peine d’amour liée à une tromperie. L’hypothèse la plus probable qui germait dans le labyrinthe de ce meurtre était la dépendance à l’alcool ou à la drogue mais les témoins interrogés l’avaient niée.

Lorsque Jacques rentra dans sa cellule, la première chose qu’il vit fut les yeux noirs. De grands yeux noirs. Les mêmes que ceux du tombeau oublié de l’enfant-roi. Ces yeux le suivaient partout depuis qu’Anna l’avait suppliée de se débarrasser du collier. Et pour cause ; elle voyait l’enfant-roi. Au début, Jacques ne voulut rien entendre. Ils avaient acheté ce collier trouvé dans la tombe alors il leur appartenait. Mais un jour, elle eut le dessein de mettre le collier dans une des bennes à ordures devant leur appartement pour s’en débarrasser. Jacques était descendu précipitamment, tenant le fusil de chasse de son père et … il avait vu l’enfant pour la première fois qui lui mimait le geste d’appuyer sur la gâchette. Alors pour préserver le précieux collier Jacque lui avait obéi.

« – Vous êtes-vous cogné en dormant ? »

Oui, grogna Jacques.
Ce n’était pas tout à fait la vérité. La veille, pendant que l’enfant avait fait un horrible sourire en jouant avec sa tresse au sommet de son crâne rasé, Jacques se souvenait s’être reculé en ne se sentant pas bien du tout. Il avait voulu crier mais il n’avait pas pu. Il avait voulu sortir de sa cellule mais elle était verrouillée. L’enfant lui,  semblait s’amuser de sa terreur. Jacques l’avait regardé se tourner vers le mur, toucher les hiéroglyphes et revenir vers lui en courant. L’impact fut plus fort que ce à quoi il s’attendait.

« – Monsieur Landreau, si vous m’expliquez une fois, une seule fois, pourquoi vous avez commis votre crime, je pourrais faire en sorte de réduire votre peine lors du procès. Considérez que c’est votre dernière chance de dire la vérité.

Je le devais.
– Ceci n’est pas une réponse ! »

Lorsque Jacques se leva, il sut au fond de lui-même, qu’il était en train de vivre la dernière journée de son existence.

Pendant la première partie de la nuit, Jacques se tint éveillé. N’importe quel bruit le faisait sursauter. Soudain, une lueur bleutée vint éclairer son visage terrifié. Alors il vit un homme à tête de chacal avancer vers lui, le saisir à la gorge et serrer, serrer, serrer…

« – Il s’est suicidé par strangulation. » constata Pierre Brinet ravi de la fin de cette histoire qui le mettait mal à l’aise depuis quelques jours. Il allait enfin pouvoir dormir tranquille la nuit prochaine et les nuits suivantes. Jamais, au grand jamais, une histoire de meurtre ne l’avait mis dans un tel état. Il regagna son bureau et fit sa déposition. Ensuite, il alla à la fenêtre et le cœur tout guilleret, observa l’agitation de la capitale. Après quoi, il se dirigea vers l’armoire dans laquelle il gardait certains objets des perquisitions et sortit un petit collier égyptien. Il se plaça encore une fois près de la fenêtre pour admirer ce travail d’orfèvre. Le soleil couchant de cette fin de journée saignait sur le métal doré incrusté de lapis-lazulis. Alors décrétant que sa journée de travail était finie, il rentra chez lui. Mais pendant la nuit, contrairement à ses espérances du matin, il se tourna et se retourna dans la chaleur de sa couette sans trouver le sommeil. Il regarda sa grasse femme souriant dans les bras de Morphée et se surprit à imaginer la câliner, doucement, puis prendre sa gorge et la serrer, la serrer très fort pour ne plus sentir ni le souffle, ni les multiples  veines palpitant  sous la peau fine.

Léa Rimbert