Nous vous proposons les trois œuvres gagnantes du concours de nouvelles,  organisé par le projet tuteuré en collaboration avec le Pôle Littérature du Grand R.

La seconde nouvelle a été écrite par Marie-Chloé Bernard, étudiante en troisième année de double licence Droit-LEA, et s’intitule « Encore un instant ».

Encore un instant

« Ma chérie, tu sais que tu seras toujours la bienvenue à la maison avec les enfants, mais tu ne peux pas fuir au moindre obstacle. Ton mari a toujours été quelqu’un d’un peu rustre, mais ça reste un brave homme… Et puis la vie a été dure pour lui. Penses-y, ne sois pas si cruelle. »

Je détestais que ma mère me sermonne autant. Elle ne savait rien, ou plutôt, elle ne voulait pas comprendre. Je soupirais doucement en raccrochant. Il me fallait absolument une échappatoire, ça ne pouvait plus durer comme ça. J’en avais assez de passer pour une gamine égoïste qui ne supportait simplement pas son époux malade. J’avais aimé cet homme. De toutes mes forces, et avec toute mon âme. Il m’avait donné deux enfants exceptionnels, deux petits anges fabuleux. Thomas était né prématurément, mais nous savions qu’il s’en sortirait. Il ne pouvait pas y avoir d’autres choix : il était notre petit miracle. Quant à Maëlys, l’annonce de ma grossesse avait été une surprise. Nous n’avions pas prévu d’avoir un deuxième enfant, nos ressources restant assez faibles, mais elle a apporté avec elle tellement de joie et de bonheur que nous n’avions pas mis beaucoup de temps avant de trouver des solutions pour palier à la situation. Mon époux combinait les emplois avec une aisance surprenante. Chauffeur routier la semaine, cariste les week-ends. Il parvenait même à trouver le temps parfois d’aller faire le ménage chez certains de nos voisins, qui n’hésitaient pas à le rémunérer gracieusement. Pour ma part, j’avais pour habitude de travailler comme réceptionniste dans une maison de retraite la journée, et j’adorais ça. Je ne pouvais cependant pas m’absenter les soirs pour ne pas que les petits se retrouvent seuls, alors je me débrouillais pour garder les enfants de mes voisins chez nous, les ramenant de l’école et leur faisant faire leurs devoirs. Thomas et Maëlys avaient des copains avec lesquels jouer, et moi, je complétais un peu mes revenus. Notre appartement n’était pas très grand, mais nous y étions à l’aise. C’était notre « chez nous ».

Je soupirais en secouant la tête. À quoi bon me remémorer tout cela, vivre dans le passé ne me ferait jamais accepter le présent. Je regardais mon portable : trois appels manqués, le double de message. Il voulait savoir quand j’allais rentrer, avec qui j’étais, où, et surtout, pourquoi je ne répondais pas à mon « putain » de téléphone. J’avais envie de le jeter à travers la rue, mais je devais le garder encore un petit moment : après tout, les enfants pourraient avoir besoin de moi, la nourrice pourrait appeler… Je regardais ma montre, déjà 22 h 30. Ce n’était vraiment pas une heure pour aller les coucher… Je chargeais mon sac dans le coffre de la Passat, et montais à l’avant. Les épiceries de nuit coûtaient deux fois plus chères que les commerces classiques, mais étant donné mes journées à rallonge dues à mon nouvel emploi, je ne pouvais pas me permettre de prendre quelques heures pour aller acheter à boire et à manger. Le patron était exigeant, mais il me payait bien, et acceptait que j’enchaîne les heures supplémentaires.

En arrivant chez la nourrice, elle me lança un regard sombre avant de me faire remarquer l’heure tardive. Quelle ironie : je l’avais choisie elle, car elle se vantait d’accepter de garder les enfants jusqu’à tard le soir. Maëlys dormait à point fermé, je la pris dans mes bras délicatement, la serrant contre mon cœur. Mes enfants étaient mon réconfort, ma raison de me lever le matin. Thomas me prit doucement la main, sans cesser de sucer son pouce, il était encore à moitié endormi. Je souriais en le regardant. J’allais les border doucement, leur chanter des berceuses, et avec un peu de chance, je m’endormirais auprès d’eux en chantant. La nourrice m’interpella. Comme d’habitude : elle voulait prendre des nouvelles de mon mari. Depuis que son cancer s’était déclaré, plus aucun habitant du quartier ne semblait s’intéresser ni aux enfants, ni à moi.

Seul lui comptait. « Pauvre homme ». « Un si beau garçon, c’est dommage ». « Et dire que sa femme lui mène la vie dure ». Oui. J’étais cette femme dure et froide qui détestait et ne soutenait absolument pas son mari malade. Voilà comment les gens me percevaient ici. Comme une mère indigne qui abandonnait ses enfants des journées et semaines entières pour travailler, qui ne prenait même pas de jours de congés pour passer du temps avec son homme épuisé par les soins qu’il recevait depuis maintenant trois longues années.

Je poussais la porte de notre vieil appartement miteux. Lorsque mon époux a contracté sa maladie, il a dû arrêter de travailler. Nous n’avions plus les moyens de conserver notre joli « chez nous » dans le centre-ville, alors nous avions déménagé dans une résidence en périphérie. Les enfants partageaient une chambre, il n’y avait ni balcon ni place de parking, et le verrou de la porte d’entrée forçait tellement que je m’étais résignée à ne plus la fermer. Cela ne me rassurant pas, j’avais également pris la décision de dormir sur le canapé dans le salon. Mon mari ronflant très fort, et les enfants dormant de l’autre côté, cela était une solution logique : si quelqu’un entrait, je pouvais me tenir prête.

En posant délicatement ma fillette dans son lit, elle sourit et enlaça son doudou. Thomas vint se poser sur mes genoux et m’embrassa la joue. Ce petit garçon était extrêmement sensible, et il lui fallait beaucoup de calme avant qu’il ne puisse s’endormir. Pour une fois, cela allait sûrement être possible : son père s’était endormi devant la télévision. Je l’allongeais doucement sur son matelas, et, tout en le bordant, je fredonnais une comptine que j’avais moi-même apprise enfant. Une comptine qui parlait d’un enfant papillon, un enfant qui volait loin, qui partait vers un monde plus joli. Thomas adorait cette comptine qui le faisait s’endormir systématiquement. Je les regardais tendrement avant d’éteindre la lumière et de me diriger vers la cuisine. Deux solutions s’offraient à moi : soit je le réveillais et lui demandais de rejoindre son lit, soit je profitais de son sommeil pour aller dormir dans la chambre. Mon regard se posa sur la bouteille de whisky vide posée sur le canapé à côté de lui. Raté. Si jamais il venait à se réveiller, je n’aurais décidément pas une seule seconde de répit, il ne tiendrait vraisemblablement pas compte de si j’étais réveillée ou non. Je décidais alors de me faire un café : la nuit allait être terriblement longue.

Au petit matin, je fus délicatement réveillée par une petite main qui me chatouillait doucement le contour de l’œil. En ouvrant les yeux, je ne pus m’empêcher de sourire. Ce spectacle était le plus beau du monde : mes deux bébés enlacés l’un contre l’autre tout doucement et me réveillant avec tendresse. Thomas attrapa sa sœur par la main et l’entraîna vers la cuisine, lui faisant signe de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller leur père qui ronflait dans la chambre. Ma tête tournait, mais je ne voulais pas flancher : j’allais sûrement mieux dormir ce soir. Mon fils me tendit son carnet de correspondance : apparemment, son institutrice voulait me rencontrer. Mince. Ce n’était vraiment pas le bon jour. Mais je n’avais pas le choix ! J’habillais les petits et décidais d’appeler mon travail pour leur signifier mon absence, à cause de la convocation de la maîtresse. Mon patron souffla, et menaça, comme à son habitude, de me virer. Heureusement pour moi, je savais qu’il ne pourrait jamais trouver personne d’autre qui ferait aussi bien son sale boulot que moi. Et je l’imaginais assez peu rechercher une nouvelle secrétaire par lui-même.

« Madame ? Je suis la maîtresse de Thomas. » Une femme d’une trentaine d’années, très propre sur elle et avec de somptueux cheveux noirs s’avança vers moi, main tendue, en souriant. Elle semblait très gênée en me regardant, mais elle m’entraîna tout de même à l’intérieur de la salle de classe, depuis laquelle il m’était possible de regarder mon petit garçon, assis seul, dans un coin de la cours. La maîtresse m’expliqua que Thomas était un garçon très intelligent, bien que particulièrement solitaire. Il excellait notamment en art plastique et en français. Elle me tendit un projet que les enfants avaient dû rendre au début de l’année : ils devaient inventer un conte à l’oral, et le mettre ensuite en images. Selon elle, Thomas avait fait un travail remarquable, étant donné qu’il débordait d’imagination. Mais elle ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter quant à notre contexte familial. Interloquée, je décidais de jeter un œil au projet, mais ce que je vis me fit pâlir, au point que je dus m’asseoir.

Thomas avait dessiné un chevalier derrière lequel se tenaient deux princesses, l’une bien plus petite que l’autre. Devant les trois personnages se tenait un monstre gigantesque qui tenait dans sa main une énorme bouteille rouge écarlate. Je savais qui était le monstre. Et la maîtresse aussi le savait. Elle me tendit un mouchoir : je n’avais même pas remarqué que je m’étais mise à pleurer. Elle proposa d’appeler la police, mais je refusais : cela n’arrangerait rien. Elle me demanda doucement si je voulais appliquer de la glace sur mon œil, mais je ne savais même pas de quoi elle me parlait. Elle me tendit alors un miroir, et je remarquais enfin : ce matin, les enfants ne me caressaient pas le visage pour me réveiller, mais pour caresser un énorme œil au beurre noir… Et Thomas savait qui en était la cause : ses dessins le montraient. Je n’aurais jamais cru qu’il le remarquerait… Et Maëlys ? Comment le percevait-elle ? Maintenant, il fallait que tout cela s’arrête. J’allais profiter de l’heure de ballade quotidienne de mon mari pour emballer quelques vêtements et affaires, avant de partir chez ma mère pendant quelque temps avec Maëlys et Thomas. Je voulais tout arrêter, ce cauchemar devait prendre fin, et si ce n’était pas pour moi que je le faisais, je devais le faire pour le bien de mes enfants. Je serais la main de la maîtresse, la remerciant pour sa patience, et je vis dans son regard qu’elle aurait aimé pouvoir faire plus. Elle avait l’air d’être une femme bien.

Le soir venu, en préparant le repas, je repensais au conte de Thomas. Il voulait nous sauver, Maëlys et moi. J’imaginais mon mari, vautré dans le canapé dans le salon. Les avait-il déjà frappés ? Impossible. Jamais je n’avais laissé les enfants seuls avec lui. Pas une seule fois. Pas depuis qu’il avait commencé à boire. J’aurais tellement préféré qu’ils n’en sachent jamais rien… Je regardais du coin de l’œil l’immense fenêtre donnant sur le vide devant moi. Non. Jamais. Je prononçais leurs prénoms, comme pour chasser cette sombre pensée de mon esprit.

« Thomas, Maëlys, Thomas, Maëlys, Thomas, Maëlys… » Je soupirais, et je me redressais, comme je me redresserai, encore, et encore. Car j’avais appris beaucoup de choses de la vie : j’avais appris à me battre, et à encaisser. Je me savais forte, et je voulais y croire. Mais face à lui, et pour les enfants, mon combat, c’était ici, et maintenant. Et je devais le mener pour leur bien, pour leur futur.

« Alors elle arrive cette bière ? »

Je saisissais la boisson dans le frigo et y glissais discrètement un somnifère, tout en observant la valise dissimulée dans un coin de la cuisine. Ce soir, tout devait s’arrêter. Ce soir, mes enfants dormiraient, pour la première fois depuis des années, en sécurité.

La bière n’était pas assez fraîche. La gifle me fit sursauter et la pression qu’il se mit à exercer sur mon bras me fit m’accroupir. J’avais la nausée. Je devais encaisser : plus que quelques heures. « Thomas, Maëlys, Thomas, Maëlys, Thomas, Maëlys… Tiens le coup Anna. Bientôt, tout sera terminé. »