Gagnants du concours de nouvelles : Rien n’arrive par hasard
Nous vous proposons les trois œuvres gagnantes du concours de nouvelles, organisé par le projet tuteuré en collaboration avec le Pôle Littérature du Grand R.
La première nouvelle est celle de Léonore Baltazart, étudiante en seconde année de DUT Génie Biologique : « Rien n’arrive par hasard ».
Rien n’arrive par hasard
Paul habitait une vieille maison au bord de la départementale, où courait le lierre, quelle que soit la saison, tantôt d’un vert brillant, tantôt tirant vers le jaune-brun quand les beaux jours s’en allaient. Quinquagénaire, une moustache de type chevron, Paul avait le style des années 80, le copié-collé de celui de son père Jean à l’époque. Son mentor dans la vie, son confident, parti à l’aventure sur son voilier un matin d’avril pour ne plus jamais revenir. Paul avait aussi aimé, comme on aime quand on est jeune, à s’en couper l’appétit, à en rêver la nuit, à en perdre la notion du temps.
Mais il avait traversé une phase des plus difficiles il y a quelques mois. Son idole était partie rejoindre le paradis des anges ; et celle qu’il pensait devenir sa femme s’en était retournée dans sa ville natale, à l’autre bout du monde. La peur de perdre les gens qu’il aimait s’insinuait en lui depuis petit comme un poison ; les deux récents événements avaient été le coup de grâce. Il ne dormait plus, réveillé à coups de cauchemars chaque nuit, pendant des semaines. Alors, du jour au lendemain, il avait décidé d’arrêter d’avoir peur.
Ce matin-là, Paul s’était levé reposé, et demandé, comment il pouvait vivre chaque journée sans avoir ni remords ni regret de la précédente, pour enfin ne plus avoir peur de l’inconnu. Il imagina ainsi comment aurait répondu son idole – qui l’avait malheureusement quitté, trop tôt à son goût – à ses nombreuses angoisses.
Alejo Humberto était un peintre espagnol célèbre, reconnu pour capturer les nuances d’un coucher de soleil, la cohésion d’une nuée d’oiseaux migrateurs, jusqu’à faire ressentir le bruissement des feuilles dans une forêt. Oui, Humberto avait le pouvoir photographique de capturer l’instant sur des toiles à l’acrylique. Et Paul, en adorateur fidèle, avait développé une patience à les regarder, et une passion tenace à suivre la moindre apparition d’Alejo, dans les médias ou les magazines.
Paul se fit couler un café, enfila son tablier, et alla chercher des toiles de lin vierge dans son garage, ainsi que la palette et la boîte de couleurs qui appartenaient autrefois à son grand-père. Il se demanda tout à coup ce qui lui prenait, en ce beau jour d’avril, de ressortir son chevalet, abandonné depuis si longtemps. Il se surprit à imaginer son peintre lui chuchoter à l’oreille comme une évidence : « Paul, rien n’est coïncidence, écoute-toi, et laisse-toi guider par la nature, pour ancrer cette journée sur ta toile ».
Alors, il se mit à peindre. Il mélangea du jaune et du bleu pour obtenir un joli vert émeraude, puis déposa un rouge flamboyant et un jaune pétillant parmi ses nuances de couleurs. Il commença tout hésitant, comme un écrivain qui aurait peur de coucher sa vérité sur le papier, puis le pinceau fila avec un naturel déconcertant, de la toile à la palette, de la palette au verre d’eau sur le tabouret à ses côtés, pour revenir sous l’œil brillant de Paul.
Il peignit ainsi toute la matinée sans voir le temps passer. À midi, il décida de faire une pause et alluma la télé, tout en se préparant une salade de quinoa avec des tomates séchées. Au Journal Télévisé, il entendit le nom de sa région. Il écoutait de manière distraite, mais se figea quand il distingua les mots « concours de peinture ». Il se posta devant l’écran abasourdi. Des images du musée des Jacobins défilaient devant ses yeux. Le conservateur expliquait qu’il voulait donner un nouveau souffle à sa galerie, qui allait être fermée pendant quelque temps pour cause de rénovation. Il voulait en profiter pour lancer un concours, ouvert à tous les niveaux, tous les styles et techniques de peinture, ayant pour but de moderniser un peu le site à la réouverture. Il s’engageait personnellement à exposer un maximum des œuvres réalisées, la seule contrainte étant l’espace que l’on pourrait leur consacrer.
Paul secoua la tête et marmonna qu’il n’était pas légitime. Autant laisser sa place à des gens plus doués et plus assidus que lui. Pour la deuxième fois de la journée, une voix intérieure au drôle d’accent catalan, lui fit remarquer : « Qu’aurais-je fait à ta place? Je me serai lancé, sans me poser de questions. Rien n’arrive par hasard Paul. Regarde toi, le jour où tu décides de sortir palette et boîte de couleurs ! »
Paul, un peu secoué, coupa la télé et mangea en silence, avant de retourner dans son atelier.
En fin d’après-midi, il fut sorti de son élan créatif par le carillon de sa porte d’entrée. Marie, la voisine d’en face, lui apportait une boîte de 6 œufs de ses deux poules rousses, Odile et Suzette. Il ouvrit la porte tant bien que mal, les doigts plein d’acrylique. Marie le dévisagea mi-stupéfaite, mi-amusée. Comme si elle attendait le jour où enfin, il oserait faire comme son peintre préféré. Elle lui demanda ironiquement : « Alors mon Paul, on fait des travaux ? »
Paul, embarrassé, regarda ses pieds, et remarqua qu’eux non plus, n’avaient pas été épargnés par son activité. Sans attendre son invitation, Marie entra, puis s’essuya les pieds sur le paillasson avant de rejoindre la cuisine. Peu étonné, Paul la suivit et se laissa glisser sur une des chaises paillées.
Marie le relança : « Plus sérieusement, tu as fini par écouter ton cœur, par te mettre dans la peau d’Alejo ? ». « Je me suis levé ce matin avec l’envie de peindre, alors j’ai peint. De là à dire que je me mets dans la peau de mon idole serait bien prétentieux ! » s’exclama-t- il. « Tu es trop modeste mon Paul » poursuivit-elle en souriant, « En tout cas, j’ai hâte de découvrir ça ! » Paul se fit remarquer qu’il aimait la positivité de Marie, jamais perturbée par son côté ronchon. Il décida de lui demander son avis sur le concours. Sans surprise, Marie fut tout de suite très enjouée, malgré le fait qu’elle n’ait jamais vu les réalisations de Paul. Elle lui assura que la peinture, il avait ça dans le sang, ça se transmettait de génération en génération chez lui. Et surtout, que la mort encore récente d’Alejo n’était peut-être pas un hasard. Elle l’encouragea à finir au moins la toile qu’il avait commencée, et à aviser ensuite pour l’exposer. Avant de prendre congé, Marie lui proposa de venir lui faire à dîner, demain soir. Paul accepta, comme à chaque fois.
Marie savait amener aux gens la douceur précise dont ils avaient besoin. Souriante, joviale, et d’une bonté sans limite. C’était elle qui accueillait les marcheurs perdus, les victimes de panne d’essence ou de pneu crevé en pleine campagne, et il faut dire qu’ils étaient nombreux à passer. Paul se voulait honnête envers lui même, Marie et lui s’appréciaient beaucoup sans se le dire. Ils étaient seuls, et lui se disait que c’était bien normal d’apprécier une si jolie femme, encore plus quand elle vous apporte une si bonne compagnie sans rien attendre en retour. Mais il vivait dans la nostalgie d’un amour perdu, et persuadé qu’il valait mieux entretenir de vieux souvenirs, plutôt que de risquer de souffrir à nouveau.
Paul suivit pourtant le conseil de Marie, et continua surtout pour la voix imaginaire d’Humberto qui lui murmurait d’appliquer ses émotions sur la toile. Couche après couche, Paul prenait confiance en lui, c’est d’ailleurs ce qu’il fit jusque tard dans la nuit.
Malgré sa courte nuit, Paul se leva aux aurores, pour capturer les sensations que lui procurait la nature qui se réveille, dans les traces de son idole disparue. Il voulait aussi en finir, aujourd’hui. Aujourd’hui et non pas demain. Il était pressé. Pressé que Marie arrive pour dîner, que la maisonnée se remplisse d’une odeur alléchante du plat qu’ils allaient partager, et qu’enfin, une fois le dessert passé, le regard de sa voisine s’illumine à la vue de son tableau. Si pressé, que Paul en oublia de petit déjeuner, déjà pinceaux et palette en main dès l’aube.
Le soleil vint caresser sa tempe sur les coups de 11h, le sortant de son monde de couleurs. Ces rayons de lumière perçant au travers des arbres dehors lui firent penser qu’il serait peut-être temps d’aller faire un tour à l’extérieur, histoire de vérifier que ce qu’il peignait reflétait bien la réalité.
Il passa la majeure partie de l’après-midi en forêt. Contemplant le lierre grimpant aux arbres, fermant ses yeux en face du soleil pour en ressentir la chaleur, allant caresser l’écorce des habitants majestueux du bois, respirant à plein poumons l’odeur terreuse de l’humus et celle plus sucrée des fleurs de début de saison.
Vers 19h, le carillon retentit. Paul lâcha pinceaux et palette précipitamment pour se diriger vers l’entrée de la maison.
Il regarda la voisine entrer et retirer son foulard délicatement pour le poser sur le porte- manteau. Il se revit alors la veille au matin, se souvint de sa volonté de s’émanciper de la peur, sans vraiment savoir par où commencer, scruta Marie qui finissait d’enlever son manteau, et une évidence s’imposa : « Pourquoi pas l’amour ? »
Pendant que Marie préparait le dîner, Paul donna les finitions à son œuvre. Sa promenade encore fraîche à l’esprit, il rajouta de la lumière, par-ci par-là, ce qui donna une dimension encore plus réaliste et profonde à son décor. Il se voulait fier de lui, fier de ces deux dernières journées, mises sur son chemin, sûrement pas par hasard d’ailleurs. C’était le début d’un renouveau. Un renouveau en phase avec la saison : nécessaire et bienvenu.
Marie vint toquer à la porte du garage laissée entrebâillée pour signifier à Paul que le dîner était prêt. Elle respecta l’intimité de l’artiste et retourna à la cuisine pour l’attendre.
Elle servit une soupe de lentilles corail et butternut ainsi que des œufs à la coque avec leurs mouillettes. Marie avait même eu le temps de préparer un crumble avec les pommes du verger de Paul. Il mangèrent plus ou moins en silence, se regardant de temps en temps avec un léger sourire, apaisés. Ils n’avaient pas toujours beaucoup de choses à se dire, mais ils arrivaient à un âge où on se soucie principalement du beau temps, et de ce qui va constituer le prochain repas. Les deux s’accordaient bien à penser qu’il valait mieux ne rien dire et passer un bon moment, plutôt que de parler futilités.
« Bon… C’est l’heure » reprit Paul, brisant le silence cotonneux qui les entourait. « Je suis un peu stressé, mais je pense que c’est normal ». Marie répondit par un sourire bienveillant et lui fit un signe de la main qui indiquait qu’elle était prête à le suivre.
Ils s’engouffrèrent dans le garage frais, et Paul, les yeux humides, se tint debout à côté d’une Marie absorbée par le tableau. Paul avait de quoi être fier. Il avait représenté une forêt, semblable à celle proche de chez eux. Mais la forêt, bien que peinte, avait une allure tellement réelle, comme féerique. Marie pouvait presque entendre le bruit des oiseaux qui chantent et le soleil perçant au travers des houppiers sur sa peau. Paul avait travaillé d’arrache-pied sur cette toile. Les contrastes des feuilles sur les branches et la perspective de s’enfoncer dans la forêt étaient incroyables.
Marie n’eut pas les mots pour décrire ce qu’elle ressentait à la vue de ce chef-d’œuvre, elle chuchota simplement : « Il aurait été fier de toi, Paul. »
Paul, en guise de réponse, ouvrit ses bras, et Marie, bien qu’un peu surprise, ne se fit pas prier pour s’y glisser. Il l’embrassa sur le front et souffla : « merci ».