La double culture – Interview de Marc Jahjah

Les élèves du projet tuteuré Pôle Littérature du Grand R, scène nationale, vous présente la septième et dernière interview sur la double culture. Aujourd’hui, c’est Marc Jahjah qui nous fait part de son vécu.

Quelle est l’origine de vos parents ?

Mes deux parents sont libanais ! J’ai tendance à oublier un peu l’histoire de leur venue en France et quand et comment, malgré mes demandes de répétition…grosso-modo, on est arrivés en France à Marseille en 87 ; j’avais un peu plus de 3 ans et c’était pour fuir la guerre. Mes parents ont eu de l’intuition : 30 ans plus tard, c’est toujours difficile de vivre là-bas, même si nous avons encore beaucoup de famille.

Vivent-ils dans leur pays ? Y retournent-ils ?

Ils vivent à Marseille et retournent de temps en temps dans leur pays d’origine ; ma mère moins que mon père, c’est moins un plaisir pour elle ; plus du devoir familial je crois. Nous avons tous et toutes des attachements complexes avec ce pays.

Êtes-vous déjà allé dans le pays de vos parents ?

Je vais très rarement au Liban, mais c’est sans doute lié aux attachements que je viens d’évoquer, d’autant qu’il n’y a pas vraiment eu de transmission ; enfin je sais pas… Disons que quelque chose flotte plutôt. J’y vais à mon rythme, qui est toujours très lent !

Avez-vous appris les deux langues ?

D’après ma mère, je parlais libanais et français à 4 ans. Il ne me reste plus grand chose…cela dit, quand j’entends du libanais, mes oreilles se dressent, mes sens se réveillent ; j’ai un rapport immédiat et affectif à cette langue.

Avez-vous l’impression d’appartenir plus à une culture qu’à une autre ?

Je ne sais pas trop, tout ça est très mobile ; l’identité s’exprime et se manifeste différemment selon les espaces, les gens, les moments. Quand j’étais au Québec, par exemple, j’étais français : on ne me percevait que sous ce prisme. En France, je suis perçu comme Français, mais c’est lié à mon prénom et à nos origines chrétiennes, qui nous invisibilisent dans l’espace social, administratif du moins. À d’autres moments, cependant, j’apparais socialement comme un arabe (dans les supermarchés, sur les sites de rencontres) et je dois alors lutter contre une forme d’essentialisation ou de fétichisation. Vous voyez comment cette manière d’apparaître et d’être perçu contraint l’identité, m’oblige à expérimenter, contre moi-même, un « ballotement », qui n’est pas trop problématique ou toujours problématique à vivre. Là aussi, c’est lié à nos origines libanaises et chrétiennes, à l’histoire des chrétiens d’orient et à leurs relations « privilégiées » avec l’histoire occidentale, pour ne pas dire coloniale. Vous voyez bien aussi que le « ballottement » est en fait la traduction de forces extérieures, contradictoires, d’assignations, de remarques, à cause desquelles on peut finir par douter de ses propres expériences et de la manière de percevoir le monde. C’est – en partie – un problème sémantique.

Est ce que la double culture a eu une influence dans votre éducation / à la maison ? Dans quelles mesures ?

C’est toujours compliqué d’établir des liens de cause à effet entre la culture, l’éducation, la trajectoire personnelle ; il n’y pas de déterminisme ou même d’essence identitaire. Par exemple, depuis qu’on est petits, mon père nous parle de Borges, l’écrivain argentin…pour un libanais, c’est curieux non ? Enfin, je ne sais pas. C’est lié au hasard de ses rencontres, à son goût pour la littérature, mais également à l’Amérique latine et la gnose. Aujourd’hui, je pioche un peu partout : dans la tradition arabe, dans le christianisme, dans l’islam, dans le judaïsme, dans la littérature d’Amérique latine, européenne, dans l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la télé-réalité, les documentaires, les marvels, etc. Pour autant, je ne me sens pas « citoyen du monde », comme on dit : ça, c’est vraiment un truc de privilégiés, de pouvoir se dire sans lieu et sans attache. Je suis situé et les assignations identitaires me le rappellent régulièrement. Mais j’apprends à expérimenter des zones troubles, à la frontière des genres, des mondes, des catégories. Disons que je suis vague !

Concernant la transmission des valeurs culturelles, y a-t-il quelque chose que vous regrettez ? (Exemple : non transmission de la langue)

À une époque, je regrettais que mes parents ne nous aient pas plus appris la langue libanaise. C’est un marqueur identitaire important socialement ; on l’a souvent exprimé d’ailleurs : « Ah, tu parles pas arabe ? Dommage…t’es pas vraiment libanais alors ! » C’est d’une violence. L’identité, c’est aussi (pas que, mais aussi) un acte déclaratif. C’est moi qui choisis (pas complètement, mais un peu aussi) de me définir, de me situer ; certes, c’est aussi un luxe : tout le monde n’a pas cette possibilité-là, notamment lorsque vous êtes assigné. Ce que je veux dire par là, c’est que je peux aussi choisir de me relier au Liban par d’autres moyens, qui ne passent pas nécessairement par la langue : la cuisine et les conversations avec ma mère, les chansons que chante ma grand-mère, des vers ou des dictons dont elle se souvient. Pourquoi ne pas inclure ces éléments-là aussi dans la transmission des savoirs ? Le prisme de la langue et d’une culture noble, littéraire, est parfois tyrannique. Borges, dont mon père nous rebat les oreilles depuis l’enfance, a moins compté pour moi que l’apprentissage du shishbarak (des raviolis libanaises !) avec ma mère.

Avez vous bien vécu votre double culture lors de votre enfance ? Qu’est ce qui a changé par rapport à aujourd’hui ?

Non, je ne vivais pas très bien d’être à la fois PERÇU comme français et arabe plus jeune. J’ai souvent cherché à me « laver » de mon arabité, en accumulant des diplômes par exemple ou en accédant à des fonctions universitaires. On n’a jamais le mode d’emploi de la vie ; je croyais que c’était la bonne manière de procéder, même si c’était fait de manière intuitive ou implicitement dirigée (le nombre de fois où j’ai entendu : « Vous les libanais, c’est pas pareil… »). Cela dit, je n’allais pas mieux : ce n’était donc pas la bonne méthode. J’ai compris un peu plus tard, grâce à la sociologie puis aux études dites « décoloniales » et aux copines, que j’avais intériorisé, sans même m’en rendre compte, un ordre social, historique, racial, raciste : une demande implicite qui m’était faite de disparaître et d’adopter une seule perspective, celle de la culpabilité, de la honte. C’est d’autant plus paradoxal que les libanais (chrétiens) sont bien perçus dans l’espace social français, par opposition aux maghrébins et aux musulmans, quotidiennement humiliés. Si j’ai toujours été mal à l’aise avec cette prédilection, c’est parce que j’avais l’intuition d’une injustice, sans avoir les mots pour la qualifier d’ailleurs : mes émotions parlaient pour moi ; c’était d’autant plus suspect et pervers que je me sentais flatté. Il n’y a rien de pire pour un adolescent que les injonctions paradoxales. C’est peut-être pourquoi d’ailleurs je me suis dirigé, juste après une prépa lettres sans intérêt, en master de lettres francophones pour découvrir les littératures dites maghrébines, caribéennes, etc. « Sans intérêt » parce que tout ce qui sortait des rangs était regardé avec suspicion (« ça passera pas pour le concours »). Dans mes dissertations j’en avais rien à faire, je citais Gibran, Abû Nûwas, Al-Khansâ, Ibn Khâldun, Adonis, Al-Ma’aari mais aussi Borges, Shakespeare, Blanchot, Woolf, Dickinson ; je partais déjà dans tous les sens, dans tous les domaines du savoir, des époques, du monde. Quand j’y pense, je mangeais à la table des meilleurs restaurateurs et on me demandait de recracher ce qu’ils m’avaient préparé.