Les enchaînés
Ne vous êtes-vous jamais retrouvé au beau milieu de la nuit, regardant une énième vidéo insignifiante sur internet ? N’avez-vous jamais passé une après-midi tout entière à “scroller” votre “feed” d’actualité alors que vous aviez maintes choses à faire ? N’avez-vous jamais pris comme résolution de moins utiliser votre smartphone? Aujourd’hui, les nouvelles technologies ont intégralement colonisé chacun des aspects de notre existence et malgré les multiples effets bénéfiques qu’elles peuvent nous apporter, les problématiques liées à leur utilisation n’ont jamais été aussi inquiétantes. Ainsi, de nombreux experts militent afin de mettre en lumière l’addiction pathologique liée à ces nouvelles technologies qui touche actuellement la majorité de leurs utilisateurs.
Le documentaire Netflix The social dilemma (Derrière nos écrans de fumée en français) tente donc de retracer les mécanismes qui sont à l’origine d’une telle dérive dans notre utilisation de ces technologies. Ce film, sorti en janvier 2020, fait ainsi intervenir de nombreux experts ayant auparavant participé à l’élaboration des plateformes virtuelles d’aujourd’hui. Par exemple, Tristan Harris, ancien designer esthétique chez Google, s’érige en véritable porte-parole de la cause et dénonce les mécanismes perfides mis en place par les entreprises de la Silicon Valley. En plus d’un appui sérieux d’experts et d’études, ce documentaire d’une heure et demie contient une partie scénarisée, permettant au spectateur de s’identifier au mieux à la situation.
Parmi les multiples problématiques soulevées, celle de l’influence à grande échelle de l’opinion publique et des idées politiques fut largement abordée et critiquée par bon nombre des experts.
Aujourd’hui, l’intégralité des nouvelles technologies que nous utilisons au quotidien est basée sur un mécanisme commun : la captologie, autrement dit la captation perpétuelle de notre attention. En effet, le cœur même du problème de notre addiction aux plateformes digitales réside dans le fait qu’elles sont gratuites. Ainsi, les grandes entreprises numériques (GAFAM) ne génèrent pas de profit grâce à l’achat de leurs produits mais essentiellement parce qu’elles ont le pouvoir de vendre à d’autres entreprises des espaces publicitaires.
Même si ce phénomène n’est pas nouveau, le fait que les annonceurs puissent toucher un effectif d’individus extrêmement large et le fait qu’ils puissent cibler des utilisateurs en particulier, fait de ce marché un privilégié pour les publicitaires. L’objectif des géants du numérique est donc simple : capter au mieux l’attention des utilisateurs pour qu’ils passent le plus de temps possible sur leurs plateformes et ainsi permettre de générer un profit toujours plus important. Par exemple, l’algorithme Youtube n’a pas pour objet de proposer aux utilisateurs un contenu le plus divertissant possible mais un contenu qui saura retenir leur attention.
Ce mécanisme est d’autant plus perfide qu’il n’est pas directement visible. Même si nous n’en sommes pas conscients, l’intégralité des actions effectuées sur les réseaux sociaux (les boites mails, les navigateurs internet, …) est captée, compilée puis analysée par des algorithmes surpuissants afin d’adapter au mieux la forme des plateformes et les contenus qui y sont proposés. Bien que nous ayons la sensation de contrôler notre environnement numérique, cela n’est en vérité absolument pas le cas et nous pouvons même affirmer le contraire: “if you’re not paying for the product, then you are the product”. En effet, le cerveau humain n’ayant pas évolué de manière significative depuis des milliers d’années, il ne peut rivaliser avec l’accroissement exponentiel de la puissance informatique, comme l’illustre parfaitement le graphique de la loi de Moore.
Contrairement à la représentation collective largement plébiscitée par le cinéma, les ordinateurs ne contrôleront donc pas le monde en levant une armée destructrice puisqu’ils le contrôlent déjà en exploitant les faiblesses de la conscience humaine.
Ce mécanisme mis en place dans le but de générer un profit le plus important possible soulève deux séries de problématiques différentes.
Premièrement, les opinions politiques extrêmes circulent bien plus rapidement puisqu’elles retiennent mieux notre attention et qu’elles sont ainsi favorisées par les algorithmes. Ce phénomène n’est pas propre aux entreprises numériques mais est largement accru dans leur cas. Par exemple, dans le domaine télévisé, les débats houleux, controversés et cristallisant une question sociétale sont ceux réunissant l’audience la plus forte. Ce mécanisme est d’autant plus problématique en ligne qu’il s’applique aussi aux “fake news”, dont n’importe quel individu peut être à l’origine. Ainsi, une étude a démontré qu’une “fake news” se répand environ six fois plus rapidement qu’une information véridique.
Deuxièmement, la question des “bulles virtuelles” est tout aussi centrale dans notre utilisation des nouvelles technologies. En effet, le caractère customisable des interfaces digitales a pour effet néfaste de proposer majoritairement des informations nous confortant dans nos avis puisque ce sont ces mêmes informations qui retiennent le mieux notre attention. Cela semble presque évident dans le cas des réseaux sociaux mais ce phénomène influe aussi sur nos recherches Google, sur le contenu des mails publicitaires que nous recevons etc… L’ensemble de nos interfaces virtuelles est sont influencé par notre personnalité. Ce mécanisme favorise donc la création d’univers virtuels parallèles. Ainsi, un individu adepte des théories complotistes se verra proposer perpétuellement des éléments le confortant dans ses idées. Au contraire, un autre individu non-complotiste aura, lui, du mal à croire l’émergence de telles croyances puisque qu’aucun élément complotiste n’apparaîtra au sein de son environnement virtuel.
Enfin, il nous faut nous pencher sur les problèmes causés à grande échelle par l’ensemble des mécanismes décrits précédemment. Contrairement à ce que la majorité imagine, leurs conséquences sont extrêmement importantes et s’ancrent largement dans le monde réel. En effet, de multiples conséquences concrètes sont démontrables.
Le phénomène de “bulles virtuelles” fait obstacle à un débat sociétal apaisé et empêche la confrontation des points de vue à grande échelle puisque chacun est enfermé dans un environnement qui lui est politiquement et culturellement favorable. Ainsi, jamais la polarisation politique n’avait atteint un niveau aussi important aux États-Unis. Le divorce anthologique entre le parti démocrate et républicain durant la dernière campagne présidentielle en est la parfaite illustration.
De plus, la circulation facilitée des informations créant le plus d’engouement soulève la problématique de l’influence de l’ensemble de la société à grande échelle, un mécanisme très difficilement déjouable. Ainsi, il a été démontré que Facebook avait la capacité d’influencer le taux de participation aux élections américaines sans qu’aucun des utilisateurs ne s’en rende compte. Donc, les conséquences liées à notre utilisation des nouvelles technologies dépassent largement le cadre virtuel. Nous pourrions encore citer l’exemple du développement des “fakes news” durant l’épidémie de coronavirus, des destructions d’antennes 5G, du “pizzagate” etc… des événements tous causés par les dérives dans notre utilisation des nouvelles technologies.
Enfin, il nous faut noter qu’il nous est impossible de modifier lesdits algorithmes afin d’éviter leurs conséquences négatives. En effet, il faudrait revoir l’entièreté des modèles économiques des entreprises les exploitant : leur but étant le profit financier, les algorithmes sont fondamentalement programmés dans cette optique et non en vue de la recherche de la vérité.
Pour conclure, The social dilemma nous apporte une vision bien différente et teintée de noirceur au sujet de la colonisation par les nouvelles technologies de l’entièreté de notre société. L’ensemble de ces effets néfastes furent déjà synthétisés par Peter Weir dans son long métrage The Truman show en 1998 qui déclara : “Chacun de nous accepte la réalité du monde auquel il est confronté.” Et si demain, dans un monde utopique, nous faisions la grève des GAFAM ? Réveillons nos consciences et retrouvons notre faculté et surtout notre liberté de penser.
Elio LEVY-SOUSSAN