Les cigarettiers pris sur le fait de publicité dissimulée sur Instagram
Ce qui ne semblait qu’une vieille chimère du 20e siècle semble être revenu d’entre les morts. Les grands cigarettiers ont fait leur retour en force — d’ailleurs ont-ils jamais été affaiblis ? Ils ne passent plus par des publicités tapageuses au vu et au su de tous cette fois, mais via les réseaux sociaux de manière plus discrète et manipulatrice.
Un rapport signé par l’organisation Campaign for Tobacco-Free Kids et plusieurs sociétés savantes, a été remis au gouvernement américain en 2018. Ce rapport accuse 3 géants de l’industrie du tabac : Phillip Morris International, Japan Tobacco International, et Imperials Brands d’avoir payé des influenceurs sur Instagram pour mettre en avant la cigarette sur leurs photos.
Seule condition du contrat : ne pas mettre d’hashtag faisant référence au tabac mais des hashtags achetés par les cigarettiers. Ainsi l’on retrouve #likeus et #aheadbr achetés par la filière italienne de la British American Tobacco, #nighthunters, #redmovenow et #idecideto acheté par Philip Morris International en Uruguay, ou encore #forthehunters et #staytruestayfree achetés par la Japan Tobacco International. En tout c’est plus de 1 800 posts et 400 influenceurs à travers 33 pays qui étaient concernés par ces contrats, et qui ont cumulés plus de 25 millions de vues.
C’est ainsi que les marques passaient sous le radar des lois. Car en effet il est interdit dans la législation américaine aux industriels du tabac de faire de la publicité pour leurs produits. Suite à cette découverte la Campaign for Tobacco-Free Kids a porté plainte contre les 4 géants du tabac.
Si la campagne a eu lieu sur Instagram c’est parce que l’objectif était de viser le jeune public : « They target a super young profile… the people they selected are always the youngest » d’après le témoignage d’un influenceur payé par Philip Morris International. Les influenceurs recrutés ont été choisis pour leur nombre conséquent d’abonnés ainsi que pour leur jeunesse.
L’époque a changé, des lois sont apparues, les médias ont évolué mais les techniques de propagande utilisées par les industriels du tabac n’ont pas changé. Il faut viser les leaders d’opinion et utiliser les médias de masse. Edward Bernays, un des plus grands propagandistes du 20e siècle, utilisait déjà ce procédé pour ses campagnes pour ces mêmes industries.
Un de ses plus grands tours de force, qui illustre parfaitement ses pratiques, fut la campagne de publicité de 1929 pour les cigarettes Lucky Strike, détenue par Philip Morris International. À cette époque aux États-Unis, la société n’acceptait pas que les femmes puissent fumer, il s’agissait là d’un tabou social. Les dirigeants de l’industrie du tabac étaient conscients qu’ils perdaient 50 % de consommateurs potentiels. Ainsi Georges Washington Hill, président de l’American Tobacco Company, fit appel aux services de Bernays pour casser ce tabou et rendre les cigarettes attirantes aux yeux des femmes.
Pour ce faire, il consulta un psychanalyste, Abraham Brill, pour savoir ce que la cigarette représentait symboliquement. Brill affirma que la cigarette était un symbole phallique, donc du pouvoir sexuel du mâle. Analyse discutable mais l’important est là : fumer devait être un acte de rébellion contre le pouvoir des hommes. Bernays eut donc l’idée d’utiliser les suffragettes, un mouvement féministe très influent à l’époque, pour porter ce message.
Le 31 mars 1929 pendant la parade annuelle de Pâques à New York, événement reconnu à travers le pays et très médiatisé, des suffragettes, sur le signal de Bernays en personne, sortirent des cigarettes Lucky Strike et les fumèrent. Celles-ci sont photographiés par des journalistes alertés par Bernays. Ceci déclencha un énorme tapage médiatique : Bertha Hunt, une des suffragettes, déclara aux journalistiques que les cigarettes étaient « the torches of freedom », une idée de Bernays. Moins de 5 semaines après, les espaces fumeurs dans les restaurants étaient ouverts aux femmes.
Ainsi sous couvert de l’avancée du droit des femmes, Bernays fit une formidable publicité pour la cigarette, et cassa en moins d’un an un tabou social. Fumer était devenu un acte d’émancipation.
Ainsi entre la campagne publicité pour Lucky Strike de 1929 et la campagne sur Instagram, les techniques restent les mêmes. Il faut utiliser les leaders d’opinion, c’est-à-dire des individus qui par leur notoriété, leur expertise ou activité sociale intensive sont susceptibles d’influencer les opinions ou actions d’un grand nombre d’individus, et les médias de masse. En 1929, les leaders d’opinions utilisés étaient les suffragettes et les médias de masse, les journaux. En 2018, c’étaient les influenceurs sur Instagram.
Ce rapport a finalement conduit au dépôt d’une pétition de la part de Campaign for Tobacco-Free Kids et de 8 autres organisations auprès de la Federal Trade Commission, une agence indépendante aux États-Unis.
Aujourd’hui Facebook et Instagram semblent se rattraper en interdisant les posts sponsorisés pour promouvoir le vapotage, le tabac et les armes. Cette décision comble une lacune juridique qui interdisait certes aux entreprises de promouvoir le vapotage, le tabac et les armes, mais ne disait rien par rapport aux particuliers.
Malgré cette mesure interdisant à l’industrie du tabac d’utiliser cette ressource publicitaire, elle a encore de beaux jours devant elle : le cinéma n’est pas près d’arrêter de promouvoir le tabagisme.
Clément Baudon
Sources :
https://www.takeapart.org/wheretheressmoke/
https://www.takeapart.org/wheretheressmoke/
https://leshistoiresdedidymus.wordpress.com/2014/05/05/edward-bernays-le-genie-et-la-cigarette/
Leipold Jimmy, » Propaganda «
https://www.definitions-marketing.com/definition/leader-d-opinion/
https://www.tobaccofreekids.org/assets/content/press_office/2018/2018_08_ftc_petition.pdf