À coup de chocolatine
Pour son concours de nouvelles annuel, l’IUT de La Roche-sur-Yon et plus particulièrement le département Information-Communication a attribué la troisième place à cette nouvelle. Bonne lecture !
À coup de chocolatine
Cela faisait bientôt onze ans que Pietra vivait dans le quartier du Mirail de la ville rose. Autant de temps qu’elle allait prendre son pain chez Michel, ou plutôt sa baguette épi à 0,90 centimes.
Elle était de ces femmes sûres d’elles, charismatiques, ayant toujours les mêmes habitudes, programmant tout jusqu’à la couleur de ses chaussettes. Pietra maîtrisait sa vie. Et surtout elle-même.
Ce matin du 6 décembre commençait donc exactement comme tous les autres. Levée à 7h, douche rapide, choix des vêtements, ouverture des volets et enfin la machine faisant couler le café noir, bien serré et issu du commerce équitable, à 7h30 pile. Dix minutes plus tard, sa tasse dans une main et sa Marlboro dans l’autre, elle regarde la ville qui s’éveille depuis son balcon. Une nouvelle journée commence au palais de justice. Dans une heure, l’avocate aura revêtu sa robe pour entrer en scène. Encore une affaire de féminicide, sa spécialité.
Il est 7h38 quand Maître Durmond reçoit un coup de fil de son cabinet. Une comparution devant le juge prévue pour la semaine prochaine vient de s’intercaler entre deux dossiers. La journée s’annonce chargée, pense-t-elle. Vivement ce soir qu’elle décompresse.
Pas le temps de petit-déjeuner, juste celui d’avaler son breuvage de caféine.
Sur le chemin, du boulot, elle passe donc chez Michel, dix minutes avant 8h00. Son ventre grogne. Merde, il faut qu’elle mange un truc avant sa plaidoirie. Ce sera une baguette épi – oui, bien cuite comme d’habitude – et pour cette fois une chocolatine, s’il-te-plaît. À peine avait-elle croqué dans la viennoiserie qu’elle reçut un pic en plein cœur. Vingt ans au moins qu’elle n’en avait plus mangé, vingt ans que le goût amer de son enfance s’était peu à peu dissipé de sa mémoire.
Elle revoit son père taper sur sa mère et elle, assistant à l’horreur du spectacle. Son père qui achetait son silence à coup de chocolatine. Elles avaient un goût de sang, de haine. Jamais la petite Pietra n’avait osé désobéir à cette figure paternelle effrayante. Toujours elle devait avaler ces silences, jusqu’à en vomir. Elle était devenue l’avocate des femmes battues le jour où sa mère était morte. Pour se faire pardonner de n’avoir jamais rien fait d’autre que de bouffer des choco’. Elle s’était promis de défendre les victimes mais de ne jamais en être une.
Des bourdonnements dans ses oreilles, un filet de sueur le long de sa colonne vertébrale : son corps se laissait submerger. Il ne devait pas.
Elle jeta le reste de son enfance dans une poubelle avant de gravir les marches du Palais, prête à rendre justice à tous ces corps abîmés. Elle était en retard, pour la première fois. Cette journée avait vraiment mal commencé, pas du tout comme elle l’avait prévue, imaginée, programmée. Elle enfila sa longue robe noire, attacha sa chevelure rousse en un chignon impeccable. Tout était millimétré, répété depuis tant d’années. Enfin, Pietra reprenait le contrôle, ses habitudes la rassuraient.
Ses dossiers sous le bras – elle les connaissait parfaitement – elle poussa les lourdes portes en bois. Sa journée débutait, ponctuée de batailles qu’elle devait gagner coûte que coûte.
Souvent, ses clientes n’osaient pas trop charger la balance, préférant relativiser les faits quitte à les amoindrir. C’était par amour, qu’elles disaient.
Peut-on aimer quelqu’un qui nous bat ?
Tenir à cette personne plus qu’à sa propre vie ?
Pietra espérait que oui, même si pour elle, c’était inenvisageable de faire subir tant de violences à une femme. Condamner les hommes, tous, c’était sa mission, le but de sa vie, le rythme de son quotidien. Elle attaquait pour mieux défendre, sans jamais se laisser faire. Contrôler les autres pour ne pas souffrir, ne pas se laisser surprendre.
Il lui arrivait parfois de vouloir baisser sa garde pour essayer d’aimer les hommes. Mais toujours le dégoût et la haine la rattrapaient. Elle était pourtant tombée amoureuse et chaque soir son mari l’attendait sagement chez eux.
Constamment, Pietra était partagée entre l’excitation et la peur de le retrouver.
Quand elle rentra, elle vit le visage boursouflé de celui qu’elle aimait. Chaque jour un peu plus amoché. Il était toujours là pourtant. En le regardant, elle se demanda s’il était capable de l’aimer à en mourir. Et ce soir-là, elle avait peur du monstre qu’elle devenait, le même que celui de son enfance.
Était-elle prête à lui ressembler ? Prête à panser la souffrance de son mari avec des chocolatines ?
Fin.
Florine Baudry