[#Cadavre exquis] Mardi. Moi, ma mère et l’Angleterre

Un jour au festival. Des films. Une histoire. Chaque matin, sur le principe du cadavre exquis, découvrez en une histoire courte, la programmation des films de la journée.

Un jour, je l’ai promis à mes enfants, ces petites super-natures inépuisables, je leur raconterai tout sur ma mère.

Ma mère, c’est un mystère. Ma mère, c’est cette femme qui m’a élevée entre l’Angleterre et la France parfois, mais sans un chez nous. Chez nous, ça n’existait pas. Nous étions toujours quelque part. De passage à la ferme d’Elena, perdues au cœur dune année italienne, accompagnant les voyages de Tereza. Pas de maison pour maman et Yalla, nous vivions d’expériences. Elle aimait suivre ses amies, se laisser porter. Elle disait qu’elle aimait les shifting baselines, les frontières floues, les lignes mouvantes. Moi, à la gare de Londres ou de Manchester, je rêvais de ne plus bouger. Je voyais passer le French Connection, qui portait dans ses wagons tous mes espoirs d’une vie tranquille, plus familiale.

Mes gramps, mes grands-parents, nous avaient proposé mille fois de les rejoindre. J’avais souhaité mille fois qu’elle dise yes. Nous quatre, devant la cheminée, sans s’inquiéter de refaire une valise chaque matin. Mais ma mère disait qu’on serait à l’étroit. Four’s a crowd, après tout. La vraie liberté, pour elle, c’était la solitude.

Moi j’en crevais de son amour apocalypse, sans attaches et sans certitudes. Je ne savais jamais de quoi demain serait fait, et ça ne me paraissait pas poétique. Si je commettais l’erreur de demander où on allait, elle me répondait qu’on allait découvrir where the wind comes from. Alors que je ne savais même pas d’où nous on venait.

Les jours heureux, c’était ceux où elle me laissait carte blanche, à la cinémathèque de Vendée. C’était rare, il fallait qu’elle soit d’accord pour qu’on visite mes gramps, qu’elle accorde quelques miettes de temps à l’immobilité. Alors, je choisissais un film qui lui plairait, pour que moi aussi je lui plaise. Souvent c’était David Lynch : the art life, ça, elle connaissait. Elle aimait se penser bohémienne, artiste.

Pour moi, elle ressemblait plus à un marin. Magellan, aventure, découverte. Mais je n’étais que Yalla, parkour, obstacles. Je n’ai jamais su faire comme elle, transcending dimensions. Je faisais au mieux, j’essayais d’escalader les remparts en béton armé qui se dressaient entre nous.

Pourtant, l’amour qu’il nous reste, je le chéris. Quand Arco, mon fils aîné, me parle de Franz Kafka, je la vois. Quand, je laisse à mon cadet carte blanche à Philhar, les soirs de concert, je la vois. J’aurais aimé que son amour ne soit pas qu’une conversation secrète. J’aurais voulu qu’elle le hurle depuis le toit de notre maison, où on aurait vécu longtemps. J’aurais voulu retenir un milliard de souvenirs, de gestes et de paroles. 

Mais ce que j’ai retenu, elle ne l’a jamais dit. C’est moi qui l’ai compris. If you are afraid you put your heart in your mouth and smile. Je me dis parfois qu’elle aussi, sans doute, elle a eu peur. Qu’elle aussi elle a souri quand elle aurait voulu pleurer. Qu’elle aussi elle a mangé son cœur. C’est peut-être pour ça qu’elle n’a pas su me le donner. On dit souvent « telle mère, telle fille », alors heureusement que je n’ai eu que des fils. Je ne voudrais jamais les voir, eux aussi, avaler leurs sentiments au lieu de m’en parler.

Ange Gloaguen
Envoyé•e spécial•e au Festival international du Film de La Roche–sur-Yon