Le conflit éthiopien : rupture de l’équilibre précaire de la Corne de l’Afrique ?

Depuis le 4 novembre 2020, un violent conflit impliquant le gouvernement fédéral éthiopien, le gouvernement régional du Tigré, ainsi que certaines puissances étrangères, secoue la corne de l’Afrique. En effet, depuis plusieurs mois, l’Ethiopie est enlisée dans une proto-guerre civile en raison des tendances séparatistes animant la région du Tigré située à l’extrême Nord du pays, frontalière avec l’Erythrée, dont le chef-lieu est Mékélé.

Afin de saisir au mieux les causes du conflit, il est nécessaire de remonter aux racines de la construction constitutionnelle éthiopienne. Depuis 1994, date d’adoption de la constitution éthiopienne, le pays est divisé entre neufs États fédérés, aussi appelés régions, dont les frontières ont été tracées sur des bases ethniques.

Cependant, le nouveau gouvernement fédéral éthiopien, formé en avril 2018 et dirigé par Abiy Ahmed, fut à la base d’un nouveau système non ethnocentré marquant un divorce clair avec le système de 1994. Aussi, l’ethnie tigréenne, auparavant hégémonique, se trouve-t-elle à présent fortement affaiblie. Dès lors, de fortes tensions entre Mékélé et Ahmed émergent et le Front populaire de libération du Tigré (FPLT) décide d’incarner l’ethnie tigréenne déchue. Entre avril 2018 et novembre 2020, le Tigré fut animé par un mouvement contestataire et séparatiste, s’opposant au pouvoir central. Néanmoins, depuis l’hiver dernier, ce mouvement, à l’origine simplement contestataire, s’est mué en une véritable révolution ouverte face à Ahmed. La situation est dès lors devenue très tendue, en raison de la forte militarisation de la région depuis la guerre, opposant l’Ethiopie à sa voisine du Nord : l’Erythrée. Bien que la guerre se soit achevée en 2000, de nombreux régiments étaient encore en poste dans la région lors de l’éclatement de la révolution.

Le conflit débuta réellement le 4 novembre 2020 lors de l’attaque menée par le mouvement séparatiste tigréen, à l’égard de certaines positions armées fédérales. Le gouvernement éthiopien décide alors de réagir fermement par l’envoi de troupes afin de contrôler militairement la région. En parallèle, cette dernière fut déchue par le Parlement de ses pouvoirs constitutionnels.
Dans un premier temps, une guerre éclair est menée durant la fin de l’année 2020. En effet, les forces fédérales bénéficient d’un soutien de la part des autres États fédérés, ainsi que de l’Erythrée, ce qui leur permet de réduire presque à néant les forces du FPLT.
Cependant, au début de l’année 2021, un sursaut anima les forces du FPLT et la guerre se mua en un conflit bien plus long et complexe, menaçant alors d’enliser l’entièreté de la région. Les guérillas et les offensives sont donc toujours d’actualité, bien que le blocus mis en place par le pouvoir central ne laisse pas filtrer beaucoup d’informations.

Un conflit à huis-clos

Malgré la violence du conflit qui agitait le Tigré depuis le 4 novembre, il fallut attendre le 28 novembre, la reprise de Mékélé par le gouvernement fédéral, et l’annonce de la fin de la guerre par les autorités, pour qu’un accès humanitaire soit autorisé dans la région.
Cependant, les organisations humanitaires éprouvent encore et toujours de fortes difficultés pour atteindre la région. Bien qu’elles dénombrent des centaines de morts, et plus de 50 000 réfugiés au Soudan voisin, aucun déplacement de population n’a connu d’égal depuis 20 ans, selon les Nations Unies.
De plus, les populations locales souffrent aussi des restrictions de déplacement qui leurs sont imposées et de l’inaccessibilité d’internet. À cause de ces contraintes, la vérification sur le terrain des rares informations récoltées est devenue très difficile.

Sonia Le Gouriellec, maîtresse de conférences en Sciences politiques à l’Université catholique de Lille et spécialiste de la Corne de l’Afrique, a par ailleurs affirmé : “La différence entre le discours officiel et la réalité est également inquiétante”. Le symbole de l’opacité d’un conflit qui dure toujours ? Le bombardement du marché de Togoga, à quelques kilomètres de Mékélé, le 22 juin.
Selon le site Tghat œuvrant contre le blocus par la publication de diverses informations, le 22 juin vers 11h, le marché animé de Togoga s’est transformé en “chaos et carnage”, une pluie de feu arrosant des centaines d’étalages. La frappe menée par les forces fédérales aurait tué 64 personnes et fait 180 blessés, selon les estimations les plus optimistes d’un employé de l’autorité régionale de santé.
Ce triste épisode révèle aussi l’implication du gouvernement fédéral. Non seulement celui-ci aurait commandité la frappe, mais il aurait aussi bloqué l’accès à la zone par la suite. Les ONG humanitaires et les ambulances (sous-dimensionnées en nombre et en moyens) arrivèrent donc deux jours plus tard, après avoir été retenues aux checkpoints bordant la région. Si ces faits sont vérifiés, l’Ethiopie aurait alors violé lourdement bon nombre de règles fondamentales du droit international.

Un conflit de dimension internationale

Comme nous avons déjà eu l’occasion de le mentionner, l’Erythrée, voisine de l’Éthiopie, est étroitement impliquée dans le conflit en raison de l’envoi de troupes qui combattent aux côtés des forces fédérales. De plus, il existe de sérieux soupçons quant à l’envoi de régiments somaliens entraînés en Erythrée. Dès lors, comment expliquer la forte implication érythréenne ?
Entre 1998 et 2000, une violente guerre frontalière opposait l’Ethiopie et l’Erythrée. Durant cette période, le pouvoir fédéral était largement détenu par l’ethnie tigréenne grâce à l’hégémonie politique du FPLT. Cependant, depuis 2018 et l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed, les deux puissances, autrefois ennemies, se sont considérablement rapprochées alors que l’animosité tigréenne à l’égard de l’Erythrée persiste. L’implication militaire érythréenne dont le but était de mettre fin au mouvement séparatiste tigréen semblait donc naturelle.
Néanmoins, les autorités officielles ont longtemps nié la présence de troupes érythréennes dans la région, en dépit des multiples témoignages de résidents, de groupes de défense des droits humains, de diplomates et même de certains responsables civils et militaires éthiopiens. Suite au “large repoussement des troupes tigréennes” le 18 avril 2021, l’Ethiopie et l’Erythrée ont conjointement décidé “d’entamer le retrait des troupes érythréennes et le redéploiement simultané des soldats éthiopiens le long de la frontière”.
Le conflit revêt donc une véritable dimension régionale et internationale.

Selon Deprose Muchena, directeur régional d’Amnesty International pour l’Est et le Sud de l’Afrique : “Plus encore, les troupes érythréennes se sont déchaînées et ont méthodiquement tué des centaines de civils de sang-froid, ce qui semble constituer des crimes contre l’humanité”. Ainsi, sur la base de nombreux témoignages, l’ONG accuse l’Erythrée de crime contre l’humanité. Mais en raison du blocus évoqué précédemment, la vérification des informations sur le terrain reste très limitée.

Le conflit éthiopien ne semble donc pas près de toucher à sa fin et il se pourrait qu’il déstabilise l’entièreté de la corne de l’Afrique.

 

LEVY-SOUSSAN Elio