[#Nous avons vu] Shifting Baselines. Les seuils de référence bougent, les films restent
Réalisé par Julien Elie, ce documentaire en noir et blanc témoigne avec un recul anthropologique du changement de notre ciel. Des étoiles aux débris de satellites, seul SpaceX sait de quoi l’horizon du futur sera fait.
Écran gris. Pêcheurs. Poissons. Ou plutôt : absence de poissons. Voilà comment démarre Shifting Baselines. À mi-chemin entre documentaire et film dystopique, ce nouveau long-métrage de Julien Elie se tourne vers l’espace. Le réalisateur pose sa caméra sans jugement à Boca Chica, où se trouve la Starbase, la base spatiale de l’entreprise américaine SpaceX. Fervents supporters de la conquête des étoiles ou opposants inquiets présentent leur quotidien dans cette ville texane hors du temps. La nature et la technologie se succèdent, accompagnées par les commentaires d’astrophysiciens sur le sujet.
Laisser parler
Ce qui fait le parti pris de ce film, c’est qu’il ne dit rien. Pas de narration, pas de texte (si ce ne sont des indications géographiques) à l’écran. C’est à chacun d’écouter les interlocuteurs, d’entendre les scènes et surtout, de regarder les paysages. À l’issue de la séance, Julien Elie le dit lui-même, il ne veut pas se moquer ou donner une leçon. C’est à nous de tirer nos propres conclusions.
Cela étant, on peut lire entre les lignes. Le noir et blanc, qui devrait lier les images sous une même lumière, ne fait que renforcer la dissonance. Des paysages sublimes, des côtes sauvages, côtoient d’énormes tubes en métal disgracieux et des files interminables de camions. Les contre-plongées sur ces fusées ne font que renforcer l’absurdité de leur présence. En fond de nombreux plans, la starbase est visible, inévitable. Quelques sublimes images montrent le ciel et ses lumières clignotantes qui ont remplacé nos étoiles. Simplement, sans un mot, on comprend que SpaceX, non content de vouloir embêter les planètes voisines, vient aussi salir la nôtre de ses satellites au futur imprévisible.
Le son est cependant le meilleur ressort de ce documentaire. La captation est excellente et très pertinente. Toutes les scènes à proximité de la base sont bruyantes. On entend des camions et des voitures passer, des klaxons, des claquements de métal, des paroles d’employés et de visiteurs. Tout comme on ne peut plus voir les étoiles à cause des lumières, on n’entend plus le silence avec tout ce bruit. À l’inverse, les scènes de nature et les plans liés aux oiseaux sont extraordinairement calmes. Il n’y a que le vent et les pépiements des animaux. À cela s’ajoute la musique qui, même sans parole, exprime parfaitement l’atmosphère de la situation. Des mélodies évoquant la tension sont placées sur des scènes en apparence anodines, soulignant que la préoccupation est constante. Et l’explosion fracassante du décollage couvre tout, le bruit, le métal, les gens, les oiseaux, le vent.
Savoir prévoir
D’une certaine façon, ce documentaire contribue à un devoir de mémoire, à un travail anthropologique de conservation. Alors même que le tournage ne remonte qu’à deux ou trois ans, la situation a déjà changé. Sans doute ne verrons-nous pas d’autres images si proches de ces engins, ou en tout cas pas sans échapper à la direction de SpaceX. En effet, Chica Boca n’est plus accessible au public. Le village lui-même a disparu, c’est désormais une ville appartenant à Elon Musk, où les employés ont fini par remplacer les habitants. Les plus grands soutiens de la conquête spatiale ont sans doute eux aussi plié bagage. Peut-être ont-ils compris que le voyage martien ne leur sera jamais destiné, ils ne sont pas milliardaires après tout, ou bien peut-être continuent-ils d’espérer de loin.
Le noir et blanc est bien ironique. Pourtant si récent, même pas encore sorti, Shifting Baselines est dépassé. Dans la nuit du 13 au 14 octobre, un onzième lancement a eu lieu. De nouveaux débris, moins d’oiseaux, plus de bruit. Comme le dit bien le scientifique émérite Daniel Pauly dans le film, les lignes bougent et nous sommes tous à la merci d’une amnésie générationnelle. Le ciel étoilé et visible n’est plus la référence. Les lagunes pleines de poissons et d’oiseaux non plus. À chaque satellite, à chaque fusée, à chaque oiseau qui décolle, le monde change. Ce documentaire devient alors une capsule qui conserve ce qui a été et se demande ce qui sera. Le film ne juge pas, il témoigne, il explique. Nos étoiles ont disparu, voilà pourquoi, pour qui. Quand un homme dit vouloir « occuper Mars » ou que flotte un drapeau pour Donald Trump, on voit que ce devoir de mémoire est nécessaire. Les mots ont un poids, les images aussi.
Pour une fois, c’est l’absence d’oiseaux qui est de mauvaise augure.
Shifting Baselines
De Julien Elie, 2025, 100min
Canada ; VOSTF – Langues : anglais, français, espagnol
Diffusion : Mardi 14 octobre à 14 h au CYEL
Mercredi 15 octobre à 16 h 30 au CYEL
Vendredi 17 octobre à 14 h au Concorde
Ange Gloaguen
Envoyé•e spécial•e au Festival international du Film de La Roche–sur-Yon