[#CADAVRE EXQUIS] Philosophies d’un soir. Dimanche 20 0ctobre.
Sous un ciel de plomb, la ville s’étirait dans un silence lourd, presque irréel. Les rues semblaient vides, à l’exception de quelques silhouettes éparses. Parmi elles, celle d’un homme que je suivais du regard. Il marchait d’un pas hésitant, comme sur un fil invisible, vacillant entre deux mondes. À cause de l’obscurité de la nuit, je mis du temps à le reconnaître. Pourtant c’était bien lui.
« Slocum ! ». Je l’interpellai et il se retourna. Slocum et moi, on se connaissait depuis toujours. Il était le genre d’ami qu’on ne voit pas pendant des années mais qui surgit dès l’instant où on a besoin de quelqu’un à qui parler. Je l’invitai à s’asseoir avec moi. On s’installa en terrasse d’un établissement qui portait le joli nom de « La Cocina » et ensemble, nous commençâmes à philosopher. On regrettait une époque où tout semblait simple. Où la plus précieuse des marchandises n’était rien d’autre qu’un regard, une main tendue, un sourire échangé dans le tumulte du quotidien. Aujourd’hui, tout cela semblait loin, perdu dans un monde sans queue ni tête qu’on aurait tout aussi bien pu appeler « La vallée des fous » et dont nous étions les damnés. Slocum me confia ses doutes, les aléas de sa vie de famille, l’attachement qu’il avait pour les siens. La maladie de sa femme leur faisait prendre conscience que tous deux n’étaient pas éternels. Qu’allaient devenir leurs enfants après eux ? Je n’avais pas de réponse à lui donner, rien que ma main sur son épaule et un hochement de tête compréhensif. Derrière nous, de la musique s’échappait de l’intérieur. Je reconnus la voix de Monsieur Aznavour, ce chanteur qui avait traversé les époques, un peu comme nous, à notre échelle. Sur la table d’à côté, trois femmes discutaient bruyamment. J’enviais leur légèreté, l’innocence de leurs échanges. La nuit s’étirait en de longues heures.
Malheureusement, toute chose a une fin et Slocum finit par repartir, chassé par l’aube qui se levait. Quand le reverrai-je ? Il était trop tôt pour le savoir. Mais j’avais l’intime conviction que nos chemins seraient amenés à se recroiser.
Mélissandre Ferrand