Le 6 janvier 2021, lors de la certification des résultats de l’élection présidentielle américaine par le Congrès, le Capitole, symbole de la démocratie américaine, fut envahi par de nombreux partisans pro-Trump. Cette attaque sans précédent fut considérée à travers le monde comme une atteinte à la démocratie américaine, fut condamnée par bon nombre de puissances occidentales et aboutit à une seconde procédure d’impeachment à l’égard du président Trump.
Par ailleurs, de nombreux journalistes remarquèrent, dans la foule des assaillants, des pancartes ornées de la lettre “Q”, révélant la large adhésion des partisans pro-Trump à la théorie du complot “Qanon”.
Comment cette théorie complotiste, jusqu’alors ignorée du grand public, s’est-elle progressivement politisée au point de faire vaciller l’une des plus anciennes démocraties du monde ?

Conspirationniste, extrémiste, complotiste, sectaire etc… nombreux sont les adjectifs employés afin de dessiner les contours du mouvement Qanon.

La genèse du mouvement :

La genèse du mouvement Qanon est liée au contexte général d’émergence des théories complotistes et plus particulièrement celle du pizzagate. Cette dernière, elle aussi conspirationniste, est apparue en novembre 2016, lors de la campagne présidentielle opposant D.Trump à H.Clinton. Selon ses adeptes, il existerait un réseau pédophile au cœur de l’Etat américain qui infligerait des sévices à des enfants dans les sous-sols d’une pizzeria de Washington. Cette organisation criminelle serait dirigée par le directeur de campagne d’Hillary Clinton (John Podesta) ainsi que par le parti démocrate en général. Bien que totalement fantasque, cette théorie aboutit tout de même à certains effets concrets puisqu’un américain de 28 ans, Edgar M. Welch a ouvert le feu à l’aide d’un fusil sur la pizzeria afin d’en vérifier lui-même la véracité.
C’est donc dans ce contexte particulier que naquit le mouvement Qanon. En effet, le 28 octobre 2017, un mystérieux utilisateur nommé “Q” commença à publier des messages authentifiés sur le forum “4chain” et à ainsi répandre les germes de la future théorie complotiste.

Q comme Qomplot ?

Selon les “Anons”, autrement dit les adeptes de ladite théorie, il existerait un deep state (un État profond) au sein duquel des pédophiles satanistes, principalement des démocrates, des membres de la famille Clinton ou des acteurs hollywoodiens, contrôleraient la société. La théorie s’est donc construite autour d’un sentiment partagé de collusion des élites qui consommeraient la chair de jeunes enfants afin d’accéder à une jeunesse éternelle.
Toutefois, Donald Trump, dit “l’élu”, serait secrètement en croisade contre cette élite et les “Anons” auraient pour rôle d’avertir la société à ce sujet afin de provoquer the great awakening (grand réveil).

L’ensemble de cette théorie du complot fut tiré des plus de 40 000 messages authentifiés (“drops”) du fameux Q sur divers réseaux tels que 4chains, 8chains ou encore 8kun, Q faisant référence au niveau d’habilitation permettant de consulter certains documents secrets gardés par l’Etat américain. Q s’exprime dans un style laconique et lapidaire, souvent sous forme de questions, ce qui laisse planer un doute permanent. De plus, ses “drops” sont souvent des images formant un tout indivisible et donc difficilement extractibles par partie.
Dans un premier temps, Q désignait l’auteur des “drops” construisant la théorie Qanon (combinaison de “Q” et de “anonymous”) puis, par métonymie, Q désigna les adeptes de ladite théorie, aussi appelés “Anons”.

Une théorie enracinée dans la société américaine?

Outre-atlantique, on observe en moyenne une nette augmentation du nombre d’adeptes des théories complotistes, notamment dans le camp républicain.

Le Public Religion Research Institute, qui s’intéresse au fait religieux dans la vie politique américaine, ainsi que l’organisation interconfessionnelle Interfaith Youth Core, ont déterminé que “15 % des Américains estiment que les leviers du pouvoir sont contrôlés par une cabale d’adorateurs de Satan pédophiles, soit l’un des piliers des théories conspirationnistes de QAnon”. De plus, ces même américain seraient capables d’avoir recours à la force armée pour mettre fin au “deep state”.
De plus, il apparaît que 25% des républicains penseraient que les fondements de Qanon sont véridiques, soit un républicain sur quatre. Cette théorie serait donc très populaire chez les soutiens de D.Trump

Mais, au-delà d’un simple écho politique, Qanon aurait aussi une influence considérable dans l’ensemble de la société américaine. Ainsi, le fondateur du “Public Religion Research Institute”, Robby Jones, a précisé que si l’on extrapole les chiffres du sondage, “cela signifie que plus de 30 millions d’Américains partagent ces croyances. Si QAnon était une religion, alors [le nombre de ses fidèles] serait numériquement comparable [à celui des] protestants évangéliques blancs aux États-Unis”. Ladite théorie semble donc aussi séduisante à grande échelle.

Enfin, l’influence de Qanon peut aussi être observée à travers à l’augmentation du nombre d’élus lui donnant crédit. Ainsi, au moins 14 personnes ayant été candidates à des postes d’élus à la Chambre des représentants ou au Sénat lors des élections de novembre 2020 avaient déjà embrassé ou cru à cette théorie, selon le site américain Media Matters For America. Cette situation est donc très délicate à gérer pour le parti républicain puisque ignorer l’adhésion d’une partie des élus à Qanon risquerait de brusquer la large partie de l’électorat y croyant aussi mais l’inverse risquerait de convoyer ladite théorie. Ce climat est donc pris très au sérieux, notamment par les démocrates ainsi que certains universitaires, puisque la présence de candidats complotistes répand la crédibilité de la théorie. De plus, une partie du camp républicain est marquée par l’idée selon laquelle l’opposition est composée de pédophiles, ce qui annihile tout espoir de réforme bipartisane.

Cependant, l’influence de Qanon est aussi à nuancer puisque le Pew Research Center estime que 76 % des Américains interrogés disaient n’en avoir jamais entendu parler en mars 2020. Le complot sataniste et pédophile demeure donc encore assez inconnu du grand public…

Quel impact en France ?

En dépit de ce qu’affirment certains journalistes, il existe déjà un impact réel de ce type de théorie dans l’Hexagone, en particulier celle de Qanon.
L’un des derniers exemples en date et peut-être l’un des plus frappants est celui de l’enlèvement de la petite Mia en avril 2021. En effet, celle-ci avait été enlevée à la demande de sa mère dans un petit village des Vosges. Cette dernière, Lola Montemaggi, adhérait à un groupuscule complotiste et antisystème et approuvait l’idée selon laquelle l’État serait contrôlé par une élite pédophile. Ainsi, elle remettait largement en cause l’autorité étatique et estimait que l’aide sociale à l’enfance était en vérité un organisme de maltraitance infantile.
Conformément aux prédictions formulées par la série “Baron Noir” dans sa troisième saison, le magazine Le Point révélait récemment que l’une des plus grandes crainte du Président Macron pour 2022 était de voir émerger un candidat antisystème ou complotiste qui briserait les codes et clivages politiques classiques.
Quant à Qanon, elle prend aussi un essor considérable en France grâce aux traductions depuis l’anglais apportées via le Québec. Ainsi, le 16 janvier dernier, Jean-Yves Le Drian, alors ministre des Affaires Étrangères, s’inquiétait de “la diffusion répétée depuis 4 ans de fausses informations qui érodent la démocratie en enfermant une partie de la population dans une réalité parallèle et artificielle ».
En vérité, il est peu probable que 2022 voit émerger un candidat Qanon aux présidentielles. Cependant, la masse complotiste étant traditionnellement abstentionniste, elle pourrait se révéler être un véritable vivier de voix au service d’un candidat sachant instrumentaliser ce type de théories.
Un scénario bien sombre se dessinerait alors, révélateur de la perversion de l’esprit critique qui règne aujourd’hui sur Internet.

Elio LEVY-SOUSSAN